mercredi 22 août 2012

[Blog] On vous l’avait bien dit : Comment les économistes américains ont prédit la crise de l’euro

Nous partageons aujourd'hui un très long papier de notre collègue Craig Willy, blogueur Franco-Américain basé à Bruxelles et animateur du blog Europe Libre (1), consacré aux affaires européennes.

« …nous n’avons trouvé aucun économiste américain soutenant de manière forte l’euro avant sa création. »

C’est peut-être la conclusion la plus frappante d’une étude fascinante de la Commission européenne sur les jugements qu’ont portés les économistes américains (2) sur l’émergence de l’euro, tels qu’ils ont été exprimés dans 170 publications. Le document est instructif à plusieurs égards :
  • premièrement en tant qu’une histoire intellectuelle de la pensée américaine sur l’euro, « l’interprétation américaine » qui en fait prédomine toujours ;
  • deuxièmement en tant qu’une sorte de radiographie du « cerveau eurocratique » et de ses efforts à minimiser les critiques de l’euro ;
  • troisièmement en tant que description du débat scientifique et international sur les mérites économiques de l’euro qui, comme le souligne les auteurs du rapport, a eu lieu presque exclusivement en anglais, et donc, n’a pas pu être compris par la grande majorité des Français.
Tout soi-disant expert sur les affaires européennes devrait lire ce rapport de 50 pages, malheureusement que disponible en anglais, ou sinon devrait lire cet article, qui résume son contenu et fournit des extraits traduits.

Le rapport a été écrit par deux fonctionnaires de la Direction générale pour les Affaires économiques et financières (DG ECFIN). Son idée générale peut être déduite de son titre : « L’euro : Ça n’aura pas lieu. C’est une mauvaise idée. Ça ne durera pas. Les économistes américains et l’EMU, 1989-2002 ». (« EMU » réfère à « l’union économique et monétaire », objectif et processus qui a aboutit à l’euro. J’utilise le sigle anglais parce que les débats internationaux et le travail de sa création passée et de sa gestion actuelle par les banquiers centraux et les fonctionnaires européens se fait quasi-exclusivement en anglais.) Le texte dans son intégralité est traversé par un contraste étrange entre d’une part une histoire intellectuelle neutre, voir bien disposée, sur leurs collègues américains et d’autre part une défense assez artificielle et peu convaincante de l’euro contre les théories économiques américaines.

Le moment choisi pour la publication du rapport était très peu opportun. Il fut publié fin 2009, exactement au moment que la crise de l’euro fit son apparence avec l’incapacité de la Grèce de se financer seule. Comme le nota à l’époque P. O. Neill du blogue Fistful of Euros (3) :
Alors le timing est plutôt embarrassant. Novembre 2009 ce n’était pas vraiment le moment pour prétendre que les bébêtes économistes américains étaient trop attachés à la théorie des zone monétaires optimales pour comprendre la sagesse de la zone euro.
C’est presque aussi gauche que la fois où la Banque centrale européenne jugea que novembre 2011 fut le moment juste pour sortir une vidéo triomphalement pro-euro, figurant une belle femme sortant d’une jarre grecque pour traverser les euro-ponts de la prospérité pas aimée » à 95 % sur YouTube (4)).

Globalement, mes études d’histoire et de sciences politiques m’ont rendu sceptique sur le pouvoir des « théories » générales. J’ai trouvé les affirmations empiriques, limitées et méticuleusement documentées des bons historiens bien supérieures aux théories globales et universelles des politologues célèbres. Je plaçais les théories économiques que légèrement au dessus des théories des relations internationales en terme d’utilité prédictive. J’ai toujours trouvé que c’était vraiment injuste que les médias présentent souvent l’économie comme une science « dure » (je suppose parce qu’il y a beaucoup de graphiques et de maths pour avoir l’air sérieux) alors qu’en réalité cette science est à peu près aussi « molle » que la sociologie (et très certainement plus « molle » que la psychologie). Cette image célèbre de William Blake résumait à peu près mon attitude :



Mais il faut dire que les théories des économistes américains sur la zone euro, du moins, ont été largement confirmées par les faits. Les deux grandes critiques étaient : Primo, que l’Europe ne constitue pas une « zone monétaire optimale », et secondo, que les Européens sont trop divisés pour créer une union économique et monétaire cohérente. C’est frappant combien les économistes américains étaient unanimes dans leurs évaluations négatives et comment cela traversait tout le spectre politique. (N’y avait-t-il donc pas quelque part une chaire Jean Monnet (5) financée par l’UE pour défendre ce machin ?)

Par exemple, en décembre 1998, à la veille du lancement de l’euro, Paul Krugman, le célèbre économiste social-démocrate, ultra-critique de la gestion de la crise de l’euro, résumait l’opinion américaine ainsi :
Pendant sept longues années depuis que la signature du Traité de Maastricht a mis l’Europe sur le chemin d’une monnaie unifiée, les détracteurs ont averti que le dessein était une course au désastre. En effet, le scénario classique pour un effondrement de l’EMU a été débattu tellement de fois que pour des euro-geeks de longue date comme moi-même c’est comme si il avait déjà eu lieu […].
Le héro libertarien (ultralibéral) Milton Friedman avait un point de vu similaire. Ces commentaires d’une interview de mai 2000 ont sonnent toujours juste :
D’un point de vu scientifique, l’euro est la chose la plus intéressante. Je pense que ce sera un miracle – bon, un miracle c’est un peu fort. Je pense qu’il est très peu probable que ça sera un grand succès. […] Mais ce sera intéressant de voir comment ça fonctionnera.
Il était d’ailleurs peu préoccupé du fait que la valeur de l’euro avait beaucoup chuté comparé au dollar suite à sa création (ça avait atteint autour de 0,90 $). Lorsqu’il fut demandé si la dépréciation de l’euro était un « mauvais signe », il répondit :
Non, pas une seconde. Actuellement la situation est très claire. L’euro est sous-évalué ; le dollar est surévalué… Par rapport au dollar, l’euro appréciera et le dollar dépréciera.
Sur ce point il avait raison. La valeur de l’euro sous la direction régulière, voir mécanique, de la BCE atteint autour de 1,40 $, et même maintenant elle vaut plus que le dollar.

Mais pourquoi ces Américains de toutes les persuasions politiques étaient si sceptiques ?

C’est pas la faute aux méchants z’Anglo-Saxons



Il ne semble pas que ces économistes américains étaient particulièrement europhobes. Beaucoup de Français en particulier aiment croire que les « Anglo-Saxons » complotent contre l’euro, craignant l’ascension d’une superpuissance rivale. L’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing a accusé les banques anglo-américaines (6) de provoquer les problèmes de la zone euro et l’eurodéputé allemand Elmar Brok (ancien « homme à Bruxelles » de Helmut Kohl et d’ailleurs plutôt atlantiste) a évoqué une « guerre » américaine contre l’euro (7). (Ces hommes ne semblent jamais s’être posé la question de savoir si la construction auquel ils ont contribué serait imparfaite…)

Ce mythe doit mourir. Il n’y aucun signe que « les économistes américains étaient jaloux de l’euro » et étaient donc apparemment critique par rancune, comme l’a suggéré un économiste européen à la Banque mondiale (8).  Il y a bien sûr des europhobes en Amérique, beaucoup même, mais ils ne se trouvent pas vraiment parmi les économistes fonctionnaires ou universitaires. Au contraire, les économistes des deux côtés de l’Atlantique formaient une communauté « d’eurogeeks » (eurobuffs, selon Krugman), qui connaissaient les travaux scientifiques des uns et des autres, et qui probablement pouvaient avoir une conversation intelligente sur le sujet de l’EMU plus facilement entre eux qu’avec leurs compatriotes.

Dans le cadre de l’intérêt national étasunien, les économistes universitaires cités par le rapport ne craignaient en rien l’euro. Ils étaient critiques, mais ils ne pouvaient craindre la nouvelle monnaie parce qu’ils ne pensaient pas qu’elle fonctionnerait. Plusieurs (Krugman, Barry Eichengreen, Rudiger Dornbusch) étaient en outre peu inquiets de la capacité de l’euro à « détrôner » le dollar en tant que monnaie de référence et de réserve mondiale parce que de toute façon ils ne pensaient pas que l’économie étasunienne bénéficiait beaucoup de ce privilège. Pour eux, selon les auteurs du rapport, « les bienfaits du seigneuriage provenant de l’internationalisation de l’euro serait mineurs ».

Le manque de sentiment anti-européen est particulièrement frappant chez les économistes travaillant au sein du gouvernement étasunien, soit pour les administrations présidentielles soit pour le Système de la Réserve fédérale (la banque centrale nationale et ses branches). Les auteurs du rapport considèrent qu’ils ont décrit l’EMU « dans des termes assez neutres et équilibrés. » (Ceux qu’ils citent sont presque tous peu critiques voir positifs.)

William J. McDonnough, le président de la Banque de la Réserve fédérale du New York, par exemple dit dans un discours de 1997 qu’il « serait une erreur de dire que les États-Unis observent cette perspective [l’euro] avec inquiétude » et affirma que « il semble certain que les changement important au rôle international du dollar et au fonctionnement du système monétaire international se produirait que progressivement et d’une manière qui serait facile à gérer ».

Les administrations présidentielles avaient des points de vu similaires. Un document de l’administration Clinton de mars 2000 intitulé « Les euro-implications pour les US » soutenait que « il est peu probable que l’euro ne provoque une chute soudaine de l’utilisation du dollar en tant que monnaie internationale dans un avenir proche, et une évolution au détriment du dollar sera progressif ». Également, le Rapport économique au président de 1999 du Council of Economic Advisers (Conseil des conseillers économiques…) affirme simplement : « Les États-Unis saluent la formation de l’Union monétaire européenne. Les États-Unis peuvent profiter beaucoup de ce projet historique. Aujourd’hui plus que jamais, l’Amérique bénéficie du fait d’avoir un partenaire commerciale intégré de l’autre côté de l’Atlantique ».

Les auteurs du rapport de DG ECFIN eux-mêmes ne pensent pas que l’hostilité envers la construction européenne ait été une cause du scepticisme américaine, mais ce serait une motivation « probablement mineure ».

La dérangeante théorie des zones monétaires optimales


La plus courante des critiques des économistes américains fut basée sur la théorie des zones monétaires optimales (ZMO (9)) développée par le prix Nobel de l’économie canadien Robert Mundell. Cette théorie affirme qu’une zone géographique doit avoir certaines caractéristiques pour être une union monétaire valable. Le plus important problème posé par une monnaie commune est l’impossibilité pour les sous-économies de réévaluer (ou de dévaluer) leur monnaie pour s’adapter aux déséquilibres (ordinairement une divergence compétitif et des déséquilibres commerciaux).

Les auteurs décrivent l’opinion des économistes américains ainsi :
Leur recherche inspirée de la ZMO abouta à un point de vu commun : les États-membres potentiels de l’EMU était moins capables de former une union monétaire valable que les États-Unis à cause du manque de système de redistribution fiscale paneuropéen,  la faiblesse la mobilité de la main-d’œuvre en Europe et la plus haute fréquence des chocs asymétriques régionaux en Europe qu’aux États-Unis.
Europe n’avait aucune de ces caractéristiques nécessaires à une zone monétaire optimale. La mobilité de la main-d’œuvre, même au sein des nations européennes, est bien inférieure qu’aux États-Unis (10). Le budget fédéral étasunien compte pour plus de 20 % du PIB et des mécanismes de redistribution (retraites, chômage, santé…) veulent dire qu’une chute de l’activité économique dans un état donné est en moyenne compensée de 40 % par une diminution des impôts fédérales ou par une augmentation des dépenses sociales. Le budget de l’Union européenne, ne composant qu’un peu plus de 1 % du PIB et avec son mécanisme de redistribution incroyablement bureaucratique (la politique régionale), ne peut assumer un tel rôle. Plus récemment, un analyste à la banque JP Morgan créa un graphique inspiré de la théorie ZMO affirmant que les pays principaux de la zone euro forme une zone monétaire moins valable que même « les pays commençant avec la lettre ‘M’ ».


Bien souvent les prédictions faites par ces économistes américains basées sur la théorie ZMO se sont avérée exactes. Par exemple, les auteurs disent :
Gwen Eudey (1998) considérait les dangers potentiels associés avec un régime de taux de changes fixés de manière permanente (une union monétaire). Elle reconnaissait que la perte d’une politique monétaire indépendante pour contrer les chocs asymétriques nécessiterait des ajustements ayant lieu « à travers des changements des salaires ou le mouvement des travailleurs d’un pays à l’autre ».
C’est exactement ce qui s’est produit. La réduction massive des salaires en Grèce, en Espagne, en Ireland et au Portugal est d’ailleurs actuellement l’objectif explicit des dirigeants européens (même si cela empire le chômage, la récession, la déflation, etc.). L’émigration, particulièrement des jeunes, dans les pays en crise est elle aussi fortement encouragée par les autorités européennes.

Le problème est exprimé très clairement à travers ces deux graphiques : l’inflation a provoqué des salaires trop élevés dans les pays de la périphérie et la limitation des salaires en Allemagne a permis à ce pays de dominer les exportations. La monnaie unique rend ces déséquilibres extrêmement difficiles à rectifier.



Et encore :
Certains économistes, comme Martin Feldstein, soutenait systématiquement que l’EMU serait un « handicap économique » avec globalement des conséquences économiques négatives : imposer un taux d’intérêt unique et des taux de changes fixes pour des pays caractérisés par des salaires inflexibles, une faible mobilité de main-d’œuvre et une absence de redistribution budgétaire centralisée, accomplirait rien si ce n’est qu’une augmentation du chômage cyclique parmi les membre de la zone monétaire unique.
Il est difficile de critiquer ces évaluations étant données les performances différentes des économies étasunienne et eurozonienne suite à la crise financière. Au début de la récession la zone euro et les États-Unis avait une performance comparable et avait quasiment le même niveau de chômage, mais ont a commencé à voir une différence énorme avec le début de la crise de l’euro fin 2009. L’OCDE l’avait d’ailleurs remarqué en mars dernier (11) et cette tendance n’est que devenue plus prononcée depuis.  L’économie eurozonienne est rentrée en récession fin 2011, elle a connu une croissance zéro au premier trimestre de 2012 (12), et le chômage a atteint 11,1 % (13). Ceci a d’ailleurs réduit la croissance pour la Russie, l’Europe orientale et le Maghreb (14). En revanche, on s’attend à ce que l’économie étasunienne croît de 2,5 % en 2012 et que son taux de chômage chute progressivement, atteignant actuellement 8,2 %.

Les économistes de la Réserve fédérale, s’ils étaient positifs sur l’euro, avaient eux aussi des inquiétudes en rapport avec la théorie ZMO.

Il est intéressant de remarquer que les économistes américaines n’ont pas parlé – du moins selon ce rapport – des problèmes que poserait l’absence d’un prêteur en dernier recours et d’une dette européenne commune. C’est le deuxième grand problème que la zone euro doit résoudre. Parce que la BCE ne peut financer directement les États comme le fait la Réserve fédérale ou la Banque d’Angleterre, les gouvernements se sont rendus dépendants des marchés financiers pour des prêts et sont menacés de faillite (avec des conséquences potentiellement catastrophiques) lorsque les taux d’intérêts demandés pour ces prêts sont trop élevés. Il n’est pas clair si ces économistes ont négligé ce problème ou si les auteurs du rapport l’ont omit.

Créer la zone euro : la politique s’en prend à l’économie


On écrit une page de l’Histoire européenne et mondiale à Maastricht. Mitterrand est à gauche de la Reine des Pays-Bas. Kohl est derrière elle.
Les économistes américains étaient donc quasiment unanimes à considérer l’euro de manière négative. Mais cela soulevait une autre question : Si c’était économiquement idiot, pourquoi les Européens s’efforçaient-t-ils à créer cette Union ?

L’écrasante majorité considérait que la politique tentait de dicter la réalité à l’économie. Et par la « politique » on veut dire le grand compromis entre François Mitterrand et Helmut Kohl (15) à l’heure de la chute du Communisme : la Réunification allemande doit être parallèle à la construction européenne, et en particulier, doit être liée à un engagement à l’union économique et monétaire.

Le mouvement vers l’EMU paraît ensuite presque irrésistible. Une fois que Mitterrand et Kohl formalisa l’accord à Maastricht – abandonnez le Deutsche Mark et on fera de la BCE une copie de la Bundesbank – et surtout après que le Traité fut ratifié par le référendum de 1992 en France (même si ce n’était qu’un « petit out » de 51 %), c’était presque impossible de revenir en arrière. Comme le disait John Witt en 1997 : « tant que les chefs politiques des plus grands pays de l’UE, l’Allemagne et la France, sont décidés à avancer, les perspectives d’au moins une mini-union début 1999 semblent favorables ».

Les Américains, il est utile de noter, ne considéraient pas que toutes les possibles EMU étaient nécessairement vouées à l’échec. De manière générale il semble qu’ils pensaient qu’une union incluant l’Allemagne, le Benelux et la France serait viable. Mais aller au-delà serait une catastrophe. Feldstein semble avoir été très perspicace sur les motivations de l’Espagne, de l’Italie et autres pays de la périphérie à entrer dans l’union monétaire. Comme l’indique le rapport :
[Feldstein] considérait que les autres États-membre de l’UE, comme l’Italie et l’Espagne, participaient à l’EMU non pour ses bienfaits économiques douteux, mais plutôt à cause d’une combinaison de peur d’être exclus de l’union politique émergeante de l’EMU qui suivrait la réalisation de la monnaie unique, et la croyance/peur qu’on discriminerait contre les pays qui ne rejoindraient pas l’union dans d’autres domaines de politique européenne.
Un autre argument, et on revient à la logique implacable de l’engagement et de l’engrenage, était qu’il y avait « une peur des conséquences économiques de perdre les bienfaits de plusieurs années de durs efforts pour entrer dans le club monétaire de l’Europe. » On ne peut réduire son déficit pendant des années, comme l’ont fait plusieurs candidats à l’euro (notamment l’Italie et la Belgique), en disant que « l’Europe » (c’est-a-dire Maastricht) le nécessite, et ensuite dire qu’on n’y rentrera pas.
Les auteurs résument :
Comme beaucoup d’économistes américains croyaient que la monnaie unique pour l’Europe était principalement un projet politique, qui négligeait les fondamentaux économiques soulignés par l’approche ZMO, ils craignaient que les Européens étaient en train de construire une union monétaire mal-conçue qui aurait vraisemblablement une durée de vie courte.
En effet !

Les auteurs eux-mêmes n’étaient pas insensibles à l’interprétation de « la politique avant tout » de l’EMU :
Le processus d’unification monétaire menant au Traité de Maastricht était facilité par plusieurs développements tels que la fin de l’Union soviétique, la réunification allemande et l’augmentation de la stabilité des taux de change nominaux au sein de l’Europe, contribuant à un créneau pour avancer vers une monnaie unique.
Il est difficile d’être en désaccord avec ce constat.

Pourquoi ces Américains ne comprennent-t-ils pas ?


Si les Américains devaient expliquer pourquoi les Européens continuaient avec l’EMU, les fonctionnaires européens qui ont écrit ce rapport ont dû expliquer pourquoi ces sages universitaires américains étaient tellement critiques. Comme ils le remarquent : « Nous trouvons [ce scepticisme sur l’euro] surprenant étant donné qu’ils vivaient et bénéficiaient d’une grande union monétaire, celle du dollar étasunien. »
Ils présentent quelques raisons mineures : des bons économistes sceptiques pourraient avoir « un penchant pour le pessimisme dans leur conception du monde » et « le marché pour les prévisions pessimistes est probablement plus important que celui des prévisions optimistes. »

Il présente aussi quatre raisons majeures :
  1.  « la forte influence de la théorie originale des zones monétaires optimales sur les analyses américaines, menant à la conclusion que l’Europe était loin d’être une zone monétaire optimale ; »
  2. « l’usage d’une approche statique et anhistorique pour étudier l’unification monétaire en comparant l’union monétaire complète étasunienne avec l’Europe avant l’unification monétaire, ainsi n’arrivant pas à voir l’unification monétaire comme un processus évolutif ; »
  3.  « l’incapacité d’identifier le régime de taux de change fixes comme l’alternatif à la monnaie unique européenne ; »
  4.  « la croyance que la monnaie unique pour l’Europe était principalement un projet politique négligeant les fondamentaux économiques, ainsi vouant la monnaie unique à l’effondrement. »

Les critiques des auteurs de la théorie des zones monétaires optimales me paraissent faibles et forcées. Les auteurs affirment que les économistes américains étaient « des prisonniers analytiques de l’approche ZMO, » négligeant « une histoire traumatique de réalignement des taux de change fixes, » qui menait à « un haut degré d’incompréhension [misunderstanding, un terme assez condescendant] aux États-Unis sur les coûts et les bienfaits de l’EMU. » Quoi qu’il en soit, les problèmes du régime monétaire pré-euro étaient peut-être importants, mais ils n’avaient jamais provoqué des conditions de quasi-Dépression et de récession permanente à travers le continent.

L’idéologie européenne


Mais si les Américains avaient raison, pourquoi les Européens – dont les institutions proto-fédérales sont bourrées d’économistes – avaient une opinion différente ? L’existence de l’euro nécessite que les économistes de l’UE justifient une négation de la théorie des zones monétaires optimales. La tentative des auteurs de discréditer un pilier de la théorie économique américaine dépend fortement de ce que j’appellerais « l’idéologie européenne ». C’est l’idée que le processus constant et évolutif de la construction européenne harmoniserait progressivement les nations européennes et s’occuperait des problèmes posés par la théorie ZMO.

Ils critiquent les Américains utilisant la théorie ZMO pour leur modèle « passéiste » (backward looking) et pour « l’usage d’une modèle statique et anhistorique ». Ils affirment :
Jusqu’à maintenant [novembre 2009], les prévisions et les scénarios pessimistes des années 90s n’ont pas eu lieu. […] [L’euro] a favorisé l’intégration de la finance, du travail et des marchés de matières premières au sein de la zone euro. Le commerce a augmenté, ainsi que la synchronisation des cycles économiques. Les différences d’inflation au sein de la zone euro sont actuellement du même ordre de grandeur dans la zone euro qu’aux États-Unis.
Les auteurs citent aussi le travail de certains économistes américains :
Ils soutenaient que les critères ZMO devraient être considérés comme endogènes. Une fois qu’un pays devient membre d’une union monétaire, son économie s’adapte au nouvel environnement. L’adhésion à l’union monétaire augmentera probablement le commerce au sein de l’union et ainsi augmentera la corrélation des cycles économiques nationaux, l’aidant à remplir certains des critères ZMO.
Il y a peut-être une part de vérité à cette idée d’intégration, d’harmonisation et de convergence « douce » et presque imperceptible dans plusieurs domaines de politique européenne. Mais en ce qui concerne la zone euro, ça ne pourrait être moins vrai. Au lieu de converger, les économies de la monnaie commune ont divergé massivement, avec l’Allemagne limitant ses salaires et gagnant de la compétitivité dans le « noyau », une fausse prospérité et des bulles inflationnistes en Espagne, en Ireland et en Grèce provoquées par l’argent des marché financiers libérés par la monnaie unique. Jamais le gouffre entre le pays légal et le pays réel n’a été aussi grand (si l’on m’excuse le vocabulaire maurrassien). Les économistes eurozoniens avait peut-être des inquiétudes mais ils étaient apparemment ignorants de l’ampleur du problème. Voici le président de la BCE Jean-Claude Trichet en 2007 (16) : « Très souvent, moi-même et mes collègues du Conseil des Gouverneurs mentionnent l’économie irlandaise en tant que modèle pour la zone euro dans de nombreux domaines. »

Les auteurs considèrent aussi que les économistes américains avaient fait « l’erreur » de baser leurs évaluations de la viabilité de la zone euro sur les conditions d’aujourd’hui plutôt que celles de l’imaginaire (fédérale ?) Europe de demain : « Au lieu de comparer l’Europe avant l’introduction de l’euro avec les États-Unis des années 90, une comparaison plus juste serait avec le fonctionnement futur de la zone euro. » Mais les Américains étaient sceptiques sur le futur de l’Europe justement parce que les gouvernements européens avaient démontré à maintes reprises qu’ils avaient des désaccords fondamentaux et que l’euro seraient créé sans le consensus nécessaire pour une union politique et un gouvernement économique.

On peut comprendre que le fonctionnaire européen travaille selon l’hypothèse que si la structure européenne est aujourd’hui incohérente elle sera réformée pour devenir quelque chose de valable un jour. Mais des fois cela semble vraiment malmener les auteurs :
[Les évaluations de l’euro] devraient aussi considérer si le système étasunien de fédéralisme budgétaire fonctionnerait plus efficacement ou non que le système eurozonien, où la politique budgétaire est établie selon des préférences régionales (nationales) dans le cadre du Pacte de Stabilité et de Croissance.
On aurait dit de la parodie. On prend au sérieux le Pacte Stabilité et de Croissance (qui a été discrédité depuis longtemps) et on retourne la théorie ZMO sur sa tête en spéculant qu’une union monétaire sans budget fédéral serait supérieure ! (Eichengreen, pour n’en citer qu’un, affirmait au contraire que l’hétérogénéité de l’économie européenne est telle qu’il faudrait un budget fédéral encore plus important que celui des États-Unis !)

Et les économistes européens en dehors des institutions ?


On ne peut que se poser des questions : Comment les Européens se sont retrouvés avec se système imparfait ? Qu’ont pensé les économistes européens ? Ceux au sein des institutions de l’UE, nécessairement propices au consensus, n’avaient peut-être pas la liberté de manifester publiquement leur esprit critique. Mais qu’en est-t-il des économistes universitaires et fonctionnaires à travers l’Europe, et en particulier ceux d’Italie, d’Espagne et de Grèce ? Ont-ils approuvé ? Se sont-ils opposés au désastre qui s’annoncer pour leur pays ? Ou se sont-ils autocensurés par peur de paraître « anti-européen » ?

Je n’ai pas de réponse. Le seul Européen que j’ai lu en détail à ce sujet est le professeur de la London School of Economics belge Paul de Grauwe, notamment une édition début années 90 de son livre The Economics of Monetary Integration (nouvelle édition (17)). Il accepte la théorie ZMO et prédit qu’une zone euro au-delà de l’Allemagne, le Benelux et (peut-être) la France serait sous-optimale.

Le rapport est d’ailleurs un peu bizarre à ce sujet. Il affirme qu’une étude comparable des économistes européens « serait intéressant » mais avertit : « Une telle étude serait cependant difficile de mettre en œuvre parce qu’elle concernerait plusieurs pays avec des publications dans des langues autre que l’anglais. » C’est un « problème » assez incroyable à soulever pour deux fonctionnaires de la Commission européenne – qui a de vastes services de traduction et qui est censée avoir trois langues de travail. C’est probablement une preuve de l’accablante, écrasante prédominance de l’anglais au sein de la DG ECFIN et de la BCE. (Au cours des conférences de presse, même les journalistes italiens posent leurs questions au président de la BCE Mario Draghi en anglais. Je ne sais pas si Jean-Claude Trichet répondait aux questions en français. Dans tous les cas, les Français qui critiquent les institutions de Bruxelles pour leur anglophonie ne s’attaquent que très rarement à la BCE ou la DG ECFIN pour leur non-usage de la langue de Voltaire, malgré le fait que les institutions eurozoniennes sont de loin les plus puissantes et antidémocratiques de l’Union (18)).

L’économie offre un exemple intéressant de la prédominance de la langue anglaise. Comme le note le rapport :
[Les universitaires américains] ont joué un rôle dominant et dans la recherche internationale et dans le débat politique [policy] sur l’euro. Leurs points de vu furent répandus des deux côtés de l’Atlantique, influant les économistes européens dans leur travail sur l’EMU et la monnaie unique. Grâce à la taille et à la dominance intellectuelle du secteur universitaire américain, les économistes américains ont fixé les paramètres de la discussion académique sur l’unification monétaire européenne.
Certains, notamment beaucoup de Français, craignent que l’usage excessif de l’anglais en tant que langue de travaille mène à un biais et à l’adoption des valeurs dites « anglo-saxonnes » (c'est-à-dire : néolibérales, ultracapitalistes, « antifrançaises », le laisser-faire (ironie : les anglophones utilise ce terme français pour l’expression « laissez-faire capitalism), etc.). Le plus célèbre des journalistes français des affaires européennes Jean Quatremer a d’ailleurs affirmé (19) : « je dis simplement que la domination de l'anglais permet d'imposer la domination d'un système de valeurs. » D'évidence, concernant les institutions monétaires et financières de l’Union, le fait de travailler en totale anglophonie ne les ont pas empêché d’être complètement immunisées aux hérésies de la pensée économique américaine. Parler l’anglo-américain ne signifie pas nécessairement réfléchir à l’anglo-américaine.

Dans tous les cas, il serait très intéressant de savoir, en anglais ou non, ce que les économistes européens en dehors des institutions pensaient de toute cette longue affaire.

Notes :
(1) Blog de Craig Willy - Europe Libre : http://www.craigwilly.info/?p=1144
(2) Etude de la Commission Européenne sur la perception des américains quant à l'Union Economique et Monétaire, de Lars Jonung et Eoin Drea, The Euro : it can't happen, it's a bad idea, it won't last. US Economics on EMU, 1989-2002http://ec.europa.eu/economy_finance/publications/publication_summary16343_en.htm
(3) P O Neil, The Theory Strikes Back http://fistfulofeuros.net/afoe/the-theory-strikes-back/
(4) European Central Bank, 2012, The first ten years of the euro banknotes and coinshttp://www.youtube.com/watch?v=o0YrRM7yee0
(5) Commission Européenne, Education et formation, Les Chaires Jean Monnethttp://ec.europa.eu/education/jean-monnet/chairs_en.htm
(6) Le Grand Journal, Canal+, La crise en Europe : une manipulation des banques anglo-saxones pour Valery Giscard d'Estainghttp://finance-economie.com/blog/2011/11/30/la-crise-en-europe-une-manipulation-des-banques-anglo-saxonne-pour-valery-giscard-destain/
(7) Die Welt Online, Günther Lachmann, Elmar Brok : "US-Kräfte haben uns den Währungskrieg erklärt"http://www.welt.de/politik/deutschland/article13817253/US-Kraefte-haben-uns-den-Waehrungskrieg-erklaert.html
(8) DR. MARCIN PIATKOWSKI, Why were American economists jealous about the Euro? : http://mpiatkowski.blogspot.fr/2010/03/why-were-american-economists-jealous.html 
(9) Wikipedia, La théorie des zones monétaires optimaleshttp://en.wikipedia.org/wiki/Optimum_currency_area
(10) Investoralist.com, Labour mobility still much higher in the US than Europehttp://www.investoralist.com/labour-mobility-still-much-higher-in-the-us-than-europe/
(11) Economy: US and Europe facing separate growth tracks, says OECD, Lien cassé
(14) Wall Street Journal, 24 Juillet 2012, European Crisis Seen Spreading to Russiahttp://online.wsj.com/article/SB10000872396390444025204577546972960819332.html?mod=googlenews_wsj
(15) Europe Libre, Craig Willy, Did Kohl Give Up the Deutsche Mark for East Germany ? http://www.craigwilly.info/?p=118&lang=fr
(16) European Central Bank, Questions And Answers,10 May 2007, Jean Claude Trichet & Lucas Papademoshttp://www.ecb.int/press/pressconf/2007/html/is070510.en.html
(17) Paul De Grauwe, Economics of Monetary Union, Amazon.com : http://www.amazon.co.uk/Economics-Monetary-Union-Paul-Grauwe/dp/0199563233
(18) Europe Libre, Craig Willy, Qui dirige vraiment l'Europe ? http://www.craigwilly.info/?p=1128&lang=fr
(19) Les Coulisses de Bruxelles, Jean Quatremer, No taxation without translation ! http://bruxelles.blogs.liberation.fr/coulisses/2010/10/no-taxation-without-translation-.html

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire